Un peu de moi est mort ce matin

Je peste régulièrement contre l’architecture Japonaise, qui selon moi passe à côté de fondamentaux. La majorité des immeubles d’habitations sont d’une laideur extrême, et ce que l’on pourrait appeler l’absence complète de plan d’urbanisme à Tokyo a donné un paysage complètement anarchique. C’est aussi ce qui fait l’intérêt de cette ville en un sens. Mais par moments c’est fatigant d’avoir cette impression que les architectes talentueux ont été exterminés ou chassés hors du pays.

Ce matin en me documentant sur un quartier dans Wikipédia, je suis tombé sur deux photos du pont de Nihonbashi. Un très bel ouvrage d’art datant du début du XXe siècle, atrocement défiguré par l’autoroute construite juste au dessus dans les années 60.

Les personnes responsables de ce carnage devraient être jugées pour crime contre la Culture… En attendant cet exemple illustre tristement ce que je reproche à l’architecture ici. Un peu de moi est mort ce matin.

Encore d'autres fréquentations

Me sachant de retour du SIGGRAPH, qui se tenait début août à Vancouver, mon ami de maintenant longue date Frédéric me proposait de publier chez lui quelque chose sur le sujet. Frédéric tient depuis longtemps un blog dont la ligne directrice a évolué petit à petit au cours des années pour se concentrer maintenant sur l’expérience utilisateur et l’ergonomie en général, et qu’il a donc renommé relativement récemment Le Rayon UX. Ça fait trop longtemps que je n’ai rien rédigé et il faut reconnaître que ça fait du bien d’écrire de temps à autres.

Ça se passe ici : Shade me I’m hot, débauche graphique au SIGGRAPH 2011.

Une idée de beau cadeau

Avez-vous remarqué comme les gens ont tout plein d’idées sur ce que vous pourriez faire de votre argent ? C’est tellement plus facile à dépenser quand ce n’est pas le sien !

Aujourd’hui c’est moi qui vais vous proposer ce que vous pourriez faire de $50 qui traîneraient narquoisement sur la table de votre salon, semblant retenir un rire moqueur à chaque fois que vous vous demandez en vain ce que vous pourriez bien en faire.

Aujourd’hui je vous propose d’offrir, à un ami, vos parents, votre copain ou copine ou les deux, ou tout simplement à vous-même : le livre Tokyo-Ga.

Tokyo-Ga, qui tire son nom du film du même nom, est à l’origine un groupe sur le site communautaire de photographie, Flickr. Créé il y a quelques années par Dairou Koga, ce groupe rassemble un cercle de photographes, japonais ou étrangers, tokyoïtes ou seulement de passage, qui partagent un amour pour cette ville. Nombre d’entre eux sont d’un talent rare, et le regard qu’ils portent sur leur propre ville est fascinant : innocent, joueur, badin, intime, personnel.

Koga-san est un passionné de photo, mais surtout un passionné de livres. Sa carrière entière baigne dans le monde du livre, et il a récemment réalisé un rêve avec un ami en ouvrant il y a deux ans un café, le Hibari & Tegamisha, dans lequel on peut consulter ou acheter des ouvrages d’occasions. Rapidement le Tegamisha est devenu le point de repère, presque le QG, de la communauté Flickr de Tokyo.

Ce n’était donc qu’une question de temps avant que le groupe Tokyo-Ga ne donne naissance à un livre de photos.

The Visitor #1 : un portrait de moi au Tegamisha, par Dairou Koga

Mais comme vous le savez, le Japon a été frappé le 11 mars dernier par un énorme tremblement de terre et le tsunami qui a suivi a provoqué des dégâts inimaginables. Les media étant prompts à changer de sujet le Japon ne fait plus la une, mais la situation dans les zones touchées est encore bien loin d’être revenue à la normale. En témoignent ces photos prises sur place par Koga-san lui-même.

On pourrait croire qu’il s’agit d’images au lendemain du tsunami, elles sont en réalité toute récentes. Le reportage photo de Max Hogges donne également un aperçu de ce que peut être le quotidien des sinistrés sur place, des gens dont la maison, le village, parfois la ville entière a été transformé en tas de débris.

L'impossible oubli #1, par Dairou Koga

L'impossible oubli #4, par Dairou Koga

Si le Japon ne fait plus la une, beaucoup reste à faire donc. Ce livre est un des moyens que ces photographes ont trouvé de faire quelque chose : comme l’explique le site, les bénéfices en dehors des seuls frais d’impression iront à la Croix Rouge.

N’ayant pas encore eu l’ouvrage entre les mains, je ne peux rien dire quant à la qualité de la reliure et autres points chers aux amateurs de beaux livres. Par contre je ne peux que vous recommander très chaudement le travail de ces photographes, dont je suis régulièrement le stream Flickr. Ce livre est assurément un beau cadeau à faire, qui fera plaisir sans le moindre doute, et d’autant plus aux amateurs de photo et aux amoureux de Tokyo.

Le site du livre

Le site pour le commander

160yen - A day on the Yamanote line - Shinjuku Station - 00:54, par Fabrizio Quagliuso

On a du mal à se rendre compte

Comme je le disais dernièrement en racontant ma modeste expérience du tremblement de terre qui a frappé le Japon le 11 mars dernier, à Tokyo on avait du mal à se rendre compte. Certes ça bougeait pas mal, mais comment se douter qu’à l’origine c’était tremblement de terre historique, estimé à 9.0 ? Sur Tokyo on a dû ressentir au plus du 5, peut-être.

En voyant les images à la télévision, on voyait bien que c’était gros, on a vu en direct ces images filmées depuis hélicoptère de l’eau qui montait jusqu’à atteindre presque la hauteur d’une autoroute. On a vu les voitures emportées et les bateaux passant de gré ou de force sous les ponts. Et pourtant on ne se rendait pas compte.

Et puis depuis que le calme est revenu, que les personnes là-bas ont eu à nouveau de l’électricité, on a commencé à voir des vidéos non pas prises depuis des hélicoptères, mais depuis l’intérieur, par les témoins immédiats qui n’avaient plus grand chose d’autre à faire une fois à l’abri en hauteur que de sortir leur téléphone portable et de filmer.

Et ça donne ceci. Âmes sensibles, s’abstenir. On n’y voit pas de gens emportés ou quoi que ce soit de glauque de ce type, mais on voit un quartier emporté, et c’est particulièrement impressionnant.

Presque témoin d'une catastrophe

Répondre à chaque personne qui me demande si tout va bien est devenu impossible avec les évènements qui ont accéléré. Aussi je publie ici le récit de ces derniers jours, à commencer bien sûr par le séisme de vendredi, depuis mon point de vue de Français résidant à Tokyo.

Vendredi en début d’après-midi, le fameux séisme a donc commencé. Au début on a l’impression d’avoir un peu la tête qui tourne : dans le bureau les regards se croisent et rapidement chacun comprend que non ça ne vient pas de lui, ça bouge vraiment. Et puis ça s’amplifie petit à petit. Tout le monde commence à sourire : ah oui on le sent bien, ça tremble, c’est presque amusant. Et puis ça continue de s’amplifier : les écrans sur mon bureau oscillent un petit peu. Les gens se lèvent et s’échangent des sourires complices provoqués par cette curiosité en train d’arriver. On entend quelques rires : il commence à être gros là quand même. Un tableau posé en équilibre sur un bureau manque de tomber, la personne le rattrape. Ah ce stade ça commence à bien secouer. Pas d’objets qui tombent partout et on tient largement sur nos jambes, mais tout de même ça tangue, autant que dans un TGV. Je dis en plaisantant à mon collègue que la mer est haute. Les regards continuent de se croiser : faut-il commencer à s’inquiéter, sortir des locaux ? Et puis ça reste à cette amplitude et finalement ça redescend.

Tout le monde est assez amusé. Les gens poussent des « ouah » en découvrant qu’une dalle de faux plafond s’est en partie déboitée, il y a des rires. Ça faisait vraiment longtemps qu’il n’y en avait pas eu un gros comme cela à Tokyo. C’est le plus gros depuis… un an que mon collègue habite ici, dix ans pour celui-ci… Et puis on commence à s’enquérir du reste du monde. Dehors des gens sont sortis et attendent calmement. À la télévision, qui a été allumée et ne sera plus éteinte jusqu’au lendemain, on voit les premières images du tsunami : une route qui commence à être submergée, des voitures qui commencent doucement à être emportées. Encore des « ouah, c’est fou ! » : personne ne se rend encore compte de ce que l’on est en train de voir en direct. On se dit dommage pour les voitures, on rend compte que c’est gros, pas encore que c’est catastrophique, et encore moins que c’est dramatique.

Ça continue de trembler par intermittences, et rapidement, la réplique arrive. Beaucoup plus rapide à monter, mais moins forte que la première secousse. L’après midi est un enchaînement de petites secousses, auxquelles on se fait étonnamment rapidement. Non pas que l’on apprend à faire avec – elles ne sont vraiment pas gênantes – mais elles sont tellement nombreuses que le corps commence à s’habituer et à intégrer inconsciemment que c’est comme ça, comme si ça n’allait plus s’arrêter, un peu comme on s’habitue à vivre à un endroit ou l’on sent le métro qui passe.

À ce stade donc, tout va bien : il n’y a eu pour ainsi dire aucun dommage, pas de panique, pas de réelle inquiétude au delà de la question de sortir ou non, et dans la rue aucune scène de panique. Les images à la télévision passent en boucle, montrant l’aéroport submergé ou des maisons emportées. Vraiment c’est très gros, ils ont l’air d’avoir eu énormément de dégâts, mais on ne se rend toujours pas bien compte.

La presse française quant à elle est hystérique, parle de scènes de panique à Tokyo, et semble faire l’amalgame entre la zone du séisme, Tokyo, et le Japon tout entier. Comme si un incendie à Rennes menaçait Paris. À la lire, Tokyo est à feu et à sang. J’envoie alors un mail à ma mère pour lui expliquer que tout va bien, en prévision de sa réaction en voyant les journaux le matin, dans quelques heures.

En fait le seul vrai problème sur Tokyo aura été l’arrêt automatique des trains. Impossible de rentrer si on habite loin, les taxis sont pris d’assaut, sans parler du coût exorbitant pour traverser la ville. Alors le réflexe des gens en voyant qu’ils vont rester bloqués pour la nuit est bien sûr d’aller acheter à manger et à boire. Et comme ils le font tous en même temps, les commerces sont rapidement vides. Encore une nouvelle qui va enflammer la presse qui pourra parler de fin du monde…

Mais à ce stade, la situation est beaucoup moins grave à Tokyo qu’elle ne peut l’être à Paris un jour de grève générale en octobre. Vraiment.

Earthquake aftermath in Tokyo - 3/3

Et puis pendant le weekend il y a eu cette histoire de centrale, et là nous autres Français avons commencé à nous inquiéter vraiment. La centrale est en bord de mer, vient de subir un tremblement de terre historique suivi d’un tsunami lui aussi historique. Tout à coup les 250km qui suffisaient largement à atténuer le séisme paraissent bien insuffisants en cas de catastrophe nucléaire. L’accident en Ukraine avait eu des conséquences sur plusieurs milliers de kilomètres dans la direction du vent !

La presse française est à nouveau hystérique et ne tarde pas à parler de nouveau Tchernobyl. Les anti-nucléaires se déchaînent, les politiques commencent à récupérer l’évènement pour leurs petits projets électoraux personnels, et tout cela fait un brouhaha au milieu duquel nous ne savons plus quoi écouter. Les informations au Japon au contraire sont très rassurantes et minimisent l’incident. Seulement la dernière fois qu’il y a eu un incident nucléaire, la compagnie qui gérait la centrale avait menti en niant un rejet radioactif dans l’atmosphère.

Devant le manque d’information fiable ou claire, mon réflexe a été d’une part de me dire que la voix de la sagesse viendrait de l’Ambassade de France dont je suivrais ses recommandations, et d’autre part de contacter un spécialiste en nucléaire de mes relations pour lui demander une explication.

L’explication n’a pas tardé à venir, de lui comme d’autres spécialistes. Tout d’abord un nouveau Tchernobyl n’est tout simplement pas possible, ce que la presse française s’accordera également à dire le lendemain. Les réacteurs se sont arrêtés automatiquement avec le tremblement de terre et le problème à l’heure actuelle est leur refroidissement, alors que l’accident de la centrale de Tchernobyl avait pour origine un emballement incontrôlé de la réaction. De plus elle ne disposait pas d’enceinte de confinement et quand les choses ont mal tourné le cœur s’est retrouvé à l’air libre. La centrale dont il est question ici dispose d’une telle enceinte et donc même si le refroidissement échoue, le cœur restera confiné.

Entre temps il y a eu cette explosion, dont les images sont très impressionnantes. La presse part en délire et on peut même lire qu’il y a eu une explosion nucléaire ! Excédé, j’ai rédigé une lettre ouverte à l’attention d’un journal d’information à grande visibilité à ce sujet, en expliquant à quel point annoncer ce genre de nouvelle complètement erronée était grave. Cela rend la situation très difficile pour nous autres ressortissants étrangers, pour qui s’informer afin de savoir quelle attitude adopter pour notre propre sécurité est difficile. De plus à chaque annonce de fin du monde on reçoit nombre de mails de proches extrêmement inquiets, et certains reçoivent des appels de leur famille en pleurs.

L’ambassade quant à elle est passée de l’absence de recommandation pour Tokyo le lundi matin, à la recommandation lundi soir de quitter la région si l’on n’a pas de raison de rester, à la recommandation mardi matin de quitter la région si l’on n’a pas de raison essentielle de rester.

Malgré tout quitter la région de Tokyo ne semble pas nécessaire. C’est la conclusion à laquelle j’arrive désormais très rassuré par l’analyse de la situation par ces spécialistes en qui j’accorde une confiance incomparablement plus élevée qu’à des journalistes parfaitement illettrés en matière de nucléaire, quand ils ne forment pas tout simplement une fange en quête de sensationnalisme. De plus le décalage entre leur couverture du séisme et ce dont j’ai été témoin n’aide pas à leur accorder le moindre crédit.

Malheureusement les nouvelles évoluent très vite. Hier une deuxième explosion avait lieu, et ce matin j’apprends qu’il y en a eu une autre pendant la nuit. Ou alors s’agit-il de la même ? La presse n’est pas claire sur l’heure : s’agit-il de l’heure de Tokyo ou de Paris ? Y a-t-il eu deux ou trois explosions ? On peut lire que l’enceinte aurait été endomagée, on peut lire un démenti. On peut lire que le vent a tourné et qu’une radioactivité a été détectée dans une préfecture à 100km à peine au nord de Tokyo, mais on ne sait pas à quelle heure. On peut lire que cette radioactivité ne présente pas de danger, mais je ne connais pas les ordres de grandeurs. Là encore analyser la presse prend trop de temps et ne peux pas me faire une opinion.

Prenons le pire cas : l’explosion a eu lieu cette nuit et a effectivement endommagé l’enceinte, et le vent est dirigé vers le sud. Tokyo serait alors touchée en quelques heures seulement. La décision est donc prise : je prends le premier train pour Nagoya, et je réfléchirai sur place, chez mes amis que je vais d’ailleurs retrouver avec un grand plaisir.

Si je m’en tiens aux articles techniques détaillés, il n’y a absolument aucun risque, et une radio du thorax ferait plus de dommages. Mais je ne sais pas comment a évolué la situation et ces articles n’envisageaient pas une brèche de l’enceinte de confinement. Très honnêtement je ne pense pas qu’il y ait de drame, et il n’y aura certainement pas d’hiver nucléaire comme on a pu le lire. Mais le risque même infime me semble désormais trop élevé.

Mise à jour : j’ai rédigé cet article ce matin à Tokyo et sur le trajet vers Nagoya. Après avoir longuement discuté avec le même spécialiste, il apparaît que l’ensemble des hypothèses sur lesquelles reposaient ces analyses ont volé en éclats, et que la situation est maintenant complètement incertaine. En effet, le refroidissement qui passait pour acquis est à nouveau problématique, et tant que ce problème subsiste tout est possible, y compris le pire. J’ai bien fait de m’éloigner.

En conclusion la catastrophe, ça aura aussi été la presse francophone. À l’heure où la presse s’inquiète de son avenir et où la France est pointée du doigt au sujet de sa liberté de la presse en recul, pour ma part je remarque surtout que dans son ensemble la presse d’information a atteint un niveau de qualité dramatiquement bas, au point d’avoir été un problème, j’insiste, pour notre sécurité. Puissent les journalistes faire preuve de plus de sens critique et avoir la modestie de faire appel à des experts pour analyser des situations qui les dépassent.

Enfin ma situation est tout de même restée relativement enviable jusqu’à présent, aussi ma sympathie va aux victimes, rescapées ou disparues, et aux équipes de la centrale qui font face depuis quelques jours à une situation extrême, tandis que mes sincères remerciements vont à la personne qui se reconnaîtra d’avoir eu l’amabilité de m’éclairer et de m’indiquer des sources d’informations fiables au milieu de cette crise.