Que faire lorsque l’on perd sa SUICA

Cet article ne va concerner qu’un nombre réduit de personnes, à savoir les francophones résidant au Japon, puisque comme l’indique le titre il explique ce qu’il faut faire lorsque l’on perd sa carte SUICA. Mais cela me donne l’occasion de rédiger quelque chose, ce que je n’ai pas fait depuis trop longtemps. Avec de la chance il servira à quelqu’un arrivé ici après une recherche Google.

Par égard pour ceux qui continuent à lire alors qu’ils ne sont pas concernés, je vais préciser que la carte SUICA est une carte à base de RFID utilisée dans certaines parties du Japon (je ne sais pas lesquelles, je sais juste qu’à Nagoya je ne pouvais pas l’utiliser car les machines ne connaissaient que le PASMO) et servant notamment de titre de transport. On peut y ajouter de l’argent grâce à des bornes et ainsi payer son transport simplement en passant les portiques, ou l’utiliser pour payer dans les combini ou même aux distributeurs de boissons (une race dominante, qui semble tolérer la présence des humains). En cela c’est une version réussie du Moneo. On peut également l’utiliser comme support pour son abonnement, le commuter pass, ce qui est tout de même autrement plus pratique qu’un billet magnétique dont l’espérance de vie pour un usage quotidien est probablement très inférieure à la durée de l’abonnement. En cela c’est un équivalent du Pass Navigo.

Il y a deux semaines j’ai donc égaré cette carte, et si je n’étais pas trop ému à l’idée de ne plus revoir le millier de Yens que je me souvenais avoir dessus, j’étais déjà beaucoup plus triste pour mon abonnement de six mois que je venais tout juste de renouveler. Après avoir attendu quelques jours avec l’espoir de remettre la main dessus ou que l’on me contacte pour me prévenir qu’elle avait été retrouvée (mes coordonnées étant présentes dessus ; on n’est pas obligé de les indiquer il me semble), j’ai finalement fait le deuil de cette idée et me suis rendu dans un bureau JR (Japan Railway) afin de faire une nouvelle carte.

Là j’ai dû remplir un formulaire de demande et présenter ma carte de gaijin, que le guichetier a utilisés pour retrouver mes références dans sa base de données et finir de remplir le formulaire, et me suis vu remettre un coupon magnétique à apporter le lendemain pour obtenir une nouvelle carte. Deux jours plus tard — car le lendemain j’étais bien trop occupé à tester quelques grands huit — je suis donc allé au même bureau, où il m’a effectivement suffit de donner ce coupon et montrer à nouveau ma carte de gaijin pour récupérer, moyennant 1000 Yen (si j’ai bien compris : 500 pour la carte comme d’habitude, et 500 de frais), une nouvelle SUICA avec mon abonnement ainsi que la quantité de crédit que je me souvenais à peu près avoir.

En bref, si vous perdez votre carte SUICA mais que vous aviez indiqué vos coordonnées (il me semble que cette condition est obligatoire), la mésaventure ne vous coûtera que 1000 Yen et les frais de transport que vous aurez pendant ce temps, ainsi que deux visites au guichet.

Une idée de beau cadeau

Avez-vous remarqué comme les gens ont tout plein d’idées sur ce que vous pourriez faire de votre argent ? C’est tellement plus facile à dépenser quand ce n’est pas le sien !

Aujourd’hui c’est moi qui vais vous proposer ce que vous pourriez faire de $50 qui traîneraient narquoisement sur la table de votre salon, semblant retenir un rire moqueur à chaque fois que vous vous demandez en vain ce que vous pourriez bien en faire.

Aujourd’hui je vous propose d’offrir, à un ami, vos parents, votre copain ou copine ou les deux, ou tout simplement à vous-même : le livre Tokyo-Ga.

Tokyo-Ga, qui tire son nom du film du même nom, est à l’origine un groupe sur le site communautaire de photographie, Flickr. Créé il y a quelques années par Dairou Koga, ce groupe rassemble un cercle de photographes, japonais ou étrangers, tokyoïtes ou seulement de passage, qui partagent un amour pour cette ville. Nombre d’entre eux sont d’un talent rare, et le regard qu’ils portent sur leur propre ville est fascinant : innocent, joueur, badin, intime, personnel.

Koga-san est un passionné de photo, mais surtout un passionné de livres. Sa carrière entière baigne dans le monde du livre, et il a récemment réalisé un rêve avec un ami en ouvrant il y a deux ans un café, le Hibari & Tegamisha, dans lequel on peut consulter ou acheter des ouvrages d’occasions. Rapidement le Tegamisha est devenu le point de repère, presque le QG, de la communauté Flickr de Tokyo.

Ce n’était donc qu’une question de temps avant que le groupe Tokyo-Ga ne donne naissance à un livre de photos.

The Visitor #1 : un portrait de moi au Tegamisha, par Dairou Koga

Mais comme vous le savez, le Japon a été frappé le 11 mars dernier par un énorme tremblement de terre et le tsunami qui a suivi a provoqué des dégâts inimaginables. Les media étant prompts à changer de sujet le Japon ne fait plus la une, mais la situation dans les zones touchées est encore bien loin d’être revenue à la normale. En témoignent ces photos prises sur place par Koga-san lui-même.

On pourrait croire qu’il s’agit d’images au lendemain du tsunami, elles sont en réalité toute récentes. Le reportage photo de Max Hogges donne également un aperçu de ce que peut être le quotidien des sinistrés sur place, des gens dont la maison, le village, parfois la ville entière a été transformé en tas de débris.

L'impossible oubli #1, par Dairou Koga

L'impossible oubli #4, par Dairou Koga

Si le Japon ne fait plus la une, beaucoup reste à faire donc. Ce livre est un des moyens que ces photographes ont trouvé de faire quelque chose : comme l’explique le site, les bénéfices en dehors des seuls frais d’impression iront à la Croix Rouge.

N’ayant pas encore eu l’ouvrage entre les mains, je ne peux rien dire quant à la qualité de la reliure et autres points chers aux amateurs de beaux livres. Par contre je ne peux que vous recommander très chaudement le travail de ces photographes, dont je suis régulièrement le stream Flickr. Ce livre est assurément un beau cadeau à faire, qui fera plaisir sans le moindre doute, et d’autant plus aux amateurs de photo et aux amoureux de Tokyo.

Le site du livre

Le site pour le commander

160yen - A day on the Yamanote line - Shinjuku Station - 00:54, par Fabrizio Quagliuso

Presque témoin d'une catastrophe

Répondre à chaque personne qui me demande si tout va bien est devenu impossible avec les évènements qui ont accéléré. Aussi je publie ici le récit de ces derniers jours, à commencer bien sûr par le séisme de vendredi, depuis mon point de vue de Français résidant à Tokyo.

Vendredi en début d’après-midi, le fameux séisme a donc commencé. Au début on a l’impression d’avoir un peu la tête qui tourne : dans le bureau les regards se croisent et rapidement chacun comprend que non ça ne vient pas de lui, ça bouge vraiment. Et puis ça s’amplifie petit à petit. Tout le monde commence à sourire : ah oui on le sent bien, ça tremble, c’est presque amusant. Et puis ça continue de s’amplifier : les écrans sur mon bureau oscillent un petit peu. Les gens se lèvent et s’échangent des sourires complices provoqués par cette curiosité en train d’arriver. On entend quelques rires : il commence à être gros là quand même. Un tableau posé en équilibre sur un bureau manque de tomber, la personne le rattrape. Ah ce stade ça commence à bien secouer. Pas d’objets qui tombent partout et on tient largement sur nos jambes, mais tout de même ça tangue, autant que dans un TGV. Je dis en plaisantant à mon collègue que la mer est haute. Les regards continuent de se croiser : faut-il commencer à s’inquiéter, sortir des locaux ? Et puis ça reste à cette amplitude et finalement ça redescend.

Tout le monde est assez amusé. Les gens poussent des « ouah » en découvrant qu’une dalle de faux plafond s’est en partie déboitée, il y a des rires. Ça faisait vraiment longtemps qu’il n’y en avait pas eu un gros comme cela à Tokyo. C’est le plus gros depuis… un an que mon collègue habite ici, dix ans pour celui-ci… Et puis on commence à s’enquérir du reste du monde. Dehors des gens sont sortis et attendent calmement. À la télévision, qui a été allumée et ne sera plus éteinte jusqu’au lendemain, on voit les premières images du tsunami : une route qui commence à être submergée, des voitures qui commencent doucement à être emportées. Encore des « ouah, c’est fou ! » : personne ne se rend encore compte de ce que l’on est en train de voir en direct. On se dit dommage pour les voitures, on rend compte que c’est gros, pas encore que c’est catastrophique, et encore moins que c’est dramatique.

Ça continue de trembler par intermittences, et rapidement, la réplique arrive. Beaucoup plus rapide à monter, mais moins forte que la première secousse. L’après midi est un enchaînement de petites secousses, auxquelles on se fait étonnamment rapidement. Non pas que l’on apprend à faire avec – elles ne sont vraiment pas gênantes – mais elles sont tellement nombreuses que le corps commence à s’habituer et à intégrer inconsciemment que c’est comme ça, comme si ça n’allait plus s’arrêter, un peu comme on s’habitue à vivre à un endroit ou l’on sent le métro qui passe.

À ce stade donc, tout va bien : il n’y a eu pour ainsi dire aucun dommage, pas de panique, pas de réelle inquiétude au delà de la question de sortir ou non, et dans la rue aucune scène de panique. Les images à la télévision passent en boucle, montrant l’aéroport submergé ou des maisons emportées. Vraiment c’est très gros, ils ont l’air d’avoir eu énormément de dégâts, mais on ne se rend toujours pas bien compte.

La presse française quant à elle est hystérique, parle de scènes de panique à Tokyo, et semble faire l’amalgame entre la zone du séisme, Tokyo, et le Japon tout entier. Comme si un incendie à Rennes menaçait Paris. À la lire, Tokyo est à feu et à sang. J’envoie alors un mail à ma mère pour lui expliquer que tout va bien, en prévision de sa réaction en voyant les journaux le matin, dans quelques heures.

En fait le seul vrai problème sur Tokyo aura été l’arrêt automatique des trains. Impossible de rentrer si on habite loin, les taxis sont pris d’assaut, sans parler du coût exorbitant pour traverser la ville. Alors le réflexe des gens en voyant qu’ils vont rester bloqués pour la nuit est bien sûr d’aller acheter à manger et à boire. Et comme ils le font tous en même temps, les commerces sont rapidement vides. Encore une nouvelle qui va enflammer la presse qui pourra parler de fin du monde…

Mais à ce stade, la situation est beaucoup moins grave à Tokyo qu’elle ne peut l’être à Paris un jour de grève générale en octobre. Vraiment.

Earthquake aftermath in Tokyo - 3/3

Et puis pendant le weekend il y a eu cette histoire de centrale, et là nous autres Français avons commencé à nous inquiéter vraiment. La centrale est en bord de mer, vient de subir un tremblement de terre historique suivi d’un tsunami lui aussi historique. Tout à coup les 250km qui suffisaient largement à atténuer le séisme paraissent bien insuffisants en cas de catastrophe nucléaire. L’accident en Ukraine avait eu des conséquences sur plusieurs milliers de kilomètres dans la direction du vent !

La presse française est à nouveau hystérique et ne tarde pas à parler de nouveau Tchernobyl. Les anti-nucléaires se déchaînent, les politiques commencent à récupérer l’évènement pour leurs petits projets électoraux personnels, et tout cela fait un brouhaha au milieu duquel nous ne savons plus quoi écouter. Les informations au Japon au contraire sont très rassurantes et minimisent l’incident. Seulement la dernière fois qu’il y a eu un incident nucléaire, la compagnie qui gérait la centrale avait menti en niant un rejet radioactif dans l’atmosphère.

Devant le manque d’information fiable ou claire, mon réflexe a été d’une part de me dire que la voix de la sagesse viendrait de l’Ambassade de France dont je suivrais ses recommandations, et d’autre part de contacter un spécialiste en nucléaire de mes relations pour lui demander une explication.

L’explication n’a pas tardé à venir, de lui comme d’autres spécialistes. Tout d’abord un nouveau Tchernobyl n’est tout simplement pas possible, ce que la presse française s’accordera également à dire le lendemain. Les réacteurs se sont arrêtés automatiquement avec le tremblement de terre et le problème à l’heure actuelle est leur refroidissement, alors que l’accident de la centrale de Tchernobyl avait pour origine un emballement incontrôlé de la réaction. De plus elle ne disposait pas d’enceinte de confinement et quand les choses ont mal tourné le cœur s’est retrouvé à l’air libre. La centrale dont il est question ici dispose d’une telle enceinte et donc même si le refroidissement échoue, le cœur restera confiné.

Entre temps il y a eu cette explosion, dont les images sont très impressionnantes. La presse part en délire et on peut même lire qu’il y a eu une explosion nucléaire ! Excédé, j’ai rédigé une lettre ouverte à l’attention d’un journal d’information à grande visibilité à ce sujet, en expliquant à quel point annoncer ce genre de nouvelle complètement erronée était grave. Cela rend la situation très difficile pour nous autres ressortissants étrangers, pour qui s’informer afin de savoir quelle attitude adopter pour notre propre sécurité est difficile. De plus à chaque annonce de fin du monde on reçoit nombre de mails de proches extrêmement inquiets, et certains reçoivent des appels de leur famille en pleurs.

L’ambassade quant à elle est passée de l’absence de recommandation pour Tokyo le lundi matin, à la recommandation lundi soir de quitter la région si l’on n’a pas de raison de rester, à la recommandation mardi matin de quitter la région si l’on n’a pas de raison essentielle de rester.

Malgré tout quitter la région de Tokyo ne semble pas nécessaire. C’est la conclusion à laquelle j’arrive désormais très rassuré par l’analyse de la situation par ces spécialistes en qui j’accorde une confiance incomparablement plus élevée qu’à des journalistes parfaitement illettrés en matière de nucléaire, quand ils ne forment pas tout simplement une fange en quête de sensationnalisme. De plus le décalage entre leur couverture du séisme et ce dont j’ai été témoin n’aide pas à leur accorder le moindre crédit.

Malheureusement les nouvelles évoluent très vite. Hier une deuxième explosion avait lieu, et ce matin j’apprends qu’il y en a eu une autre pendant la nuit. Ou alors s’agit-il de la même ? La presse n’est pas claire sur l’heure : s’agit-il de l’heure de Tokyo ou de Paris ? Y a-t-il eu deux ou trois explosions ? On peut lire que l’enceinte aurait été endomagée, on peut lire un démenti. On peut lire que le vent a tourné et qu’une radioactivité a été détectée dans une préfecture à 100km à peine au nord de Tokyo, mais on ne sait pas à quelle heure. On peut lire que cette radioactivité ne présente pas de danger, mais je ne connais pas les ordres de grandeurs. Là encore analyser la presse prend trop de temps et ne peux pas me faire une opinion.

Prenons le pire cas : l’explosion a eu lieu cette nuit et a effectivement endommagé l’enceinte, et le vent est dirigé vers le sud. Tokyo serait alors touchée en quelques heures seulement. La décision est donc prise : je prends le premier train pour Nagoya, et je réfléchirai sur place, chez mes amis que je vais d’ailleurs retrouver avec un grand plaisir.

Si je m’en tiens aux articles techniques détaillés, il n’y a absolument aucun risque, et une radio du thorax ferait plus de dommages. Mais je ne sais pas comment a évolué la situation et ces articles n’envisageaient pas une brèche de l’enceinte de confinement. Très honnêtement je ne pense pas qu’il y ait de drame, et il n’y aura certainement pas d’hiver nucléaire comme on a pu le lire. Mais le risque même infime me semble désormais trop élevé.

Mise à jour : j’ai rédigé cet article ce matin à Tokyo et sur le trajet vers Nagoya. Après avoir longuement discuté avec le même spécialiste, il apparaît que l’ensemble des hypothèses sur lesquelles reposaient ces analyses ont volé en éclats, et que la situation est maintenant complètement incertaine. En effet, le refroidissement qui passait pour acquis est à nouveau problématique, et tant que ce problème subsiste tout est possible, y compris le pire. J’ai bien fait de m’éloigner.

En conclusion la catastrophe, ça aura aussi été la presse francophone. À l’heure où la presse s’inquiète de son avenir et où la France est pointée du doigt au sujet de sa liberté de la presse en recul, pour ma part je remarque surtout que dans son ensemble la presse d’information a atteint un niveau de qualité dramatiquement bas, au point d’avoir été un problème, j’insiste, pour notre sécurité. Puissent les journalistes faire preuve de plus de sens critique et avoir la modestie de faire appel à des experts pour analyser des situations qui les dépassent.

Enfin ma situation est tout de même restée relativement enviable jusqu’à présent, aussi ma sympathie va aux victimes, rescapées ou disparues, et aux équipes de la centrale qui font face depuis quelques jours à une situation extrême, tandis que mes sincères remerciements vont à la personne qui se reconnaîtra d’avoir eu l’amabilité de m’éclairer et de m’indiquer des sources d’informations fiables au milieu de cette crise.

L'homme qui venait de partout

Pour mon deuxième passage à Hiroshima, deux ans après le premier, je suis retourné à ce café que la serveuse d’un restaurant avait eu la gentillesse de nous conseiller : le Café 44 (à prononcer en français).

Là, assis seul au bar, faute de place ailleurs en ce vendredi soir, je discute avec la serveuse du bar. Elle est déjà venue à Paris, il y a deux ans. Amusant comme coïncidence. Un client s’installe un peu à ma droite : un homme d’une quarantaine d’années, apparemment employé de bureau, peut-être avec des responsabilités, probablement père de famille. Il semble être un habitué des lieux et entame la discussion avec la serveuse et moi.

Je lui demande d’où il vient. C’est une question que je pose souvent aux japonais que je rencontre. « De Osaka. Mais j’ai habité à Tokyo. » À son tour il me demande par quelles villes je suis passé : Tokyo, Nagoya… « Ah, Nagoya, j’ai vécu à Nagoya aussi ! » « Mais vous avez vécu partout ! » « Oui, un peu. » concède-t-il avec un sourire.

Je lui demande alors, parmi ces villes, dans laquelle il a préféré vivre. La question m’est naturelle, pourtant il semble surpris. Elle le plonge dans une profonde réflexion, comme si on ne la lui avait jamais posée auparavant.

Après un temps il me répond : « Kobe ».

Bienvenue à Shibuya

Shibuya est l’un des quartiers branchés de Tokyo : situé au sud-est de la ligne Yamanote, après les « salarymen » de Shinjuku et les crêpes de Harajuku, c’est le quartier des jeunes et des fringues. Il est dit que la mode y a déjà changé juste le temps de le traverser.

Shibuya, c’est ce que la télévision occidentale montrera du Japon dès qu’elle voudra effrayer ses spectateurs en seulement quelques secondes. Shibuya, c’est une grande claque dans la figure en sortant de la station, à laquelle rien ne peut préparer sinon être déjà venu. Il faudra bien quelques minutes au touriste pour se remettre du choc initial et commencer à songer à utiliser son appareil photo, qui pend autour de son cou tout comme sa mâchoire. Mais cela ne concerne pas que les étrangers : les Japonais sont tout aussi impressionnés la première fois qu’ils entrent dans cet univers.

Car c’est bien ce dont il s’agit : Tokyo a en effet de multiples visages, qui semblent être autant de mondes complètement différents, agglutinés et criant leur identité jusqu’à leur frontière. L’on change de rue et c’est tout un décor qui change. Shibuya est ainsi : c’est un quartier qui ne s’étend que sur quelques centaines de mètres, et si l’on suit une rue trop longtemps on a l’impression de s’être trompé, d’être sorti par erreur ou malgré soi d’une salle de cinéma, d’être passé de la couleur au noir et blanc, de l’évènement au simple quotidien.

Shot by accident

Étonnamment, Shibuya a également plusieurs visages au sein même du quartier : le carrefour principal et les rues qui en partent sont le Tokyo moderne, imposant, vertical, fait de verre et de néons, d’enseignes lumineuses, de publicités sur écrans géants, et de passages piétons musicaux ; mais un peu plus loin, au détour d’une rue, on découvre son autre regard, le Tokyo intime, ses ruelles tortueuses régulièrement interrompues par quelques marches, ses boutiques à peine assez larges pour une personne. D’un côté comme de l’autre, l’ambiance reste cependant la même : chatoyante, bariolée et euphorique.

Stairs in Shibuya

Ce fameux carrefour principal est d’ailleurs généralement la première chose que l’on voit en arrivant dans le quartier, dont il est l’entrée en quelque sorte. Sortie de la station JR, dont la cohue laisse présager que l’endroit est fréquenté, le regard se dirige naturellement vers le haut. Pas seulement parce qu’il n’y a pas grand chose à voir à l’horizontale si ce n’est le flot de personnes dont on fait alors partie, mais parce que le spectacle commence : des affiches qui semblent avoir escaladé les bâtiments pour trouver la plus haute place, des enseignes faites de néons et animées au rythme de leur changement de couleur, des écrans géants diffusant des publicités dont la bande sonore inonde la place. En face, le café Starbucks, surmonté d’un premier écran géant faisant écho à celui du bâtiment de l’autre côté de la rue. Par moment les deux diffusent le même spot, synchronisé. Dans les deux cas, on baigne de toute façon dans un bruit indescriptible, musical et joyeusement cacophonique. Bienvenue à Shibuya !

À mesure que l’on avance, on commence à percevoir ce qu’il y a devant, plus seulement le haut des magasins. On arrive alors au bord du trottoir, duquel on pourra franchir le passage piéton qui est peut-être le plus fréquenté au monde. Le carrefour de Hachiko, en référence à la statue du chien du même nom, est reconnaissable entre mille. Tandis que les piétons ont interdiction de traverser, les voitures passent tout d’abord dans un sens, puis c’est au tour des voitures de l’autre axe, et enfin c’est au tour des piétons : plus aucune voiture ne passe et la marée humaine s’élance. Comment pourrait-on l’appeler autrement ? Il ne s’agit pas de quelques dizaines de personnes, ni même d’une centaine, mais plus raisonnablement d’au moins un millier de piétons que le le trottoir déverse. Les derniers finissent de traverser en courant, et c’est alors à nouveau au tour des voitures, tandis que les trottoirs se remplissent à nouveau, qu’un rempart humain se construit, à une vitesse effrayante.

Rempart humain

Parmi les directions possibles, à gauche la rue mène entre autres à l’un des hauts lieux du quartier : le Shibuya 109, dont la tour est immanquable. Cette galerie sur huit niveaux plus encore deux niveaux souterrains regroupe une centaine de boutiques, collées les unes aux autres et disposées autour de l’unique escalator. Des vêtements et foulards aux bijoux en passant par les cœurs à coller sur son téléphone portable, absolument toutes s’adressent exclusivement aux filles : les seuls garçons que l’on voit dans cet endroit sont donc ceux venus acheter un cadeau, ceux trainés de force, et les quelques rares touristes. Chaque boutique a son style, allant du classique au gothique en passant par toute une palette d’identités, et afin de s’affirmer un peu plus, chacune à recours à un fond sonore : de la musique, forte, suffisamment pour couvrir celle de la boutique juste à côté. Le résultat est un vacarme invraisemblable : passer devant ces boutiques est comme zapper entre des clips musicaux sur une télévision grandeur nature. Il ne reste plus qu’à ajouter une clientèle féminine, jeune (depuis le lycée jusqu’au début de la trentaine), à la pointe de la mode, et très nombreuse pour avoir une image complète de l’endroit.

Symbol

Autre immeuble, autre commerce, autre ambiance : le game center. Il ressemble à n’importe quel autre, et respecte scrupuleusement les règles du game center. Le rez de chaussée comporte les machines attrape-peluche, « UFO catcher », accessibles en premier lorsque l’on rentre, et les purikura juste derrière. Puis à mesure que l’on monte les étages on passe par les jeux musicaux (encore que j’ai pu voir une borne DDR placée de manière fort accueillante à l’entrée :-) ), les jeux d’arcade, les jeux d’argent, et enfin les jeux oldschool. Ailleurs, un Mac Donald, nombre de karaoke, restaurants, etc. : on retrouve ses marques, car finalement c’est essentiellement un quartier où l’on vient pour consommer (et pas seulement en prendre plein la vue).

Dans la rue, dès que l’endroit le permet, chaque magasin y va de son stagiaire pour faire venir les clients. Elle est Japonaise (pas surprenant), mignonne (à vrai dire, pas surprenant non plus), d’autant plus avec son chemisier blanc, son pantalon noir classique et son panier en osier au bras, mais cela n’empêche pas les passants de l’ignorer avec détermination ou indifférence. Soudain, un garçon qui ne doit pas avoir plus de quatre ans d’écart fait l’erreur de lui prêter poliment attention lorsqu’elle lui adresse la parole en lui tendant un papier tiré de son panier. Il ne le sait pas encore, mais cela va lui coûter les dix prochaines minutes. De loin, impossible de les entendre ; d’ailleurs au delà de quelques mètres comment entendre distinctement qui que ce soit à Shibuya ? Mais la gestuelle dit déjà tout : elle lui vante les mérites d’une boutique dans une rue perpendiculaire et l’enjoint à la visiter. Son rôle est clair : la rue dans laquelle se situe la boutique n’est pas assez fréquentée, elle cherche à faire venir des clients depuis cette rue au contraire très passante. Il accepte gentiment le prospectus. Elle lui montre la direction, il a compris, acquiesce et tente de reprendre son chemin. Mais elle est obstinée, elle le rattrape, et lui montre à nouveau la direction de la boutique, elle est même prête à l’accompagner, tentant de provoquer le mouvement en faisant un pas avec un air de « Venez ! ». Ce petit manège dure un moment mais finalement, malgré sa gène à prendre congé, il reprendra sa route. Tel est le genre de scène qui s’offre au regard de quiconque prend un peu de temps pour s’arrêter et observer.

The city hunter

Ma description de Shibuya s’arrête ici, mais si vous souhaitez en lire une autre, je vous recommande chaudement celle-ci : Shibuya / Under Control. Avec un récit imagé et d’une rare pertinence, au point que si l’on connaît l’endroit on a l’impression d’y être à nouveau, c’est de loin la meilleure qu’il m’ait été donné de lire. Finalement, je crois que l’on ne peut qu’aimer ou détester cet endroit : il n’y a pas de demi mesure, et l’on sait à quel camp on appartient dès les premières minutes.?Pour ma part, c’est l’un des quartiers que je préfère dans le monde.