Presque témoin d'une catastrophe

Répondre à chaque personne qui me demande si tout va bien est devenu impossible avec les évènements qui ont accéléré. Aussi je publie ici le récit de ces derniers jours, à commencer bien sûr par le séisme de vendredi, depuis mon point de vue de Français résidant à Tokyo.

Vendredi en début d’après-midi, le fameux séisme a donc commencé. Au début on a l’impression d’avoir un peu la tête qui tourne : dans le bureau les regards se croisent et rapidement chacun comprend que non ça ne vient pas de lui, ça bouge vraiment. Et puis ça s’amplifie petit à petit. Tout le monde commence à sourire : ah oui on le sent bien, ça tremble, c’est presque amusant. Et puis ça continue de s’amplifier : les écrans sur mon bureau oscillent un petit peu. Les gens se lèvent et s’échangent des sourires complices provoqués par cette curiosité en train d’arriver. On entend quelques rires : il commence à être gros là quand même. Un tableau posé en équilibre sur un bureau manque de tomber, la personne le rattrape. Ah ce stade ça commence à bien secouer. Pas d’objets qui tombent partout et on tient largement sur nos jambes, mais tout de même ça tangue, autant que dans un TGV. Je dis en plaisantant à mon collègue que la mer est haute. Les regards continuent de se croiser : faut-il commencer à s’inquiéter, sortir des locaux ? Et puis ça reste à cette amplitude et finalement ça redescend.

Tout le monde est assez amusé. Les gens poussent des « ouah » en découvrant qu’une dalle de faux plafond s’est en partie déboitée, il y a des rires. Ça faisait vraiment longtemps qu’il n’y en avait pas eu un gros comme cela à Tokyo. C’est le plus gros depuis… un an que mon collègue habite ici, dix ans pour celui-ci… Et puis on commence à s’enquérir du reste du monde. Dehors des gens sont sortis et attendent calmement. À la télévision, qui a été allumée et ne sera plus éteinte jusqu’au lendemain, on voit les premières images du tsunami : une route qui commence à être submergée, des voitures qui commencent doucement à être emportées. Encore des « ouah, c’est fou ! » : personne ne se rend encore compte de ce que l’on est en train de voir en direct. On se dit dommage pour les voitures, on rend compte que c’est gros, pas encore que c’est catastrophique, et encore moins que c’est dramatique.

Ça continue de trembler par intermittences, et rapidement, la réplique arrive. Beaucoup plus rapide à monter, mais moins forte que la première secousse. L’après midi est un enchaînement de petites secousses, auxquelles on se fait étonnamment rapidement. Non pas que l’on apprend à faire avec – elles ne sont vraiment pas gênantes – mais elles sont tellement nombreuses que le corps commence à s’habituer et à intégrer inconsciemment que c’est comme ça, comme si ça n’allait plus s’arrêter, un peu comme on s’habitue à vivre à un endroit ou l’on sent le métro qui passe.

À ce stade donc, tout va bien : il n’y a eu pour ainsi dire aucun dommage, pas de panique, pas de réelle inquiétude au delà de la question de sortir ou non, et dans la rue aucune scène de panique. Les images à la télévision passent en boucle, montrant l’aéroport submergé ou des maisons emportées. Vraiment c’est très gros, ils ont l’air d’avoir eu énormément de dégâts, mais on ne se rend toujours pas bien compte.

La presse française quant à elle est hystérique, parle de scènes de panique à Tokyo, et semble faire l’amalgame entre la zone du séisme, Tokyo, et le Japon tout entier. Comme si un incendie à Rennes menaçait Paris. À la lire, Tokyo est à feu et à sang. J’envoie alors un mail à ma mère pour lui expliquer que tout va bien, en prévision de sa réaction en voyant les journaux le matin, dans quelques heures.

En fait le seul vrai problème sur Tokyo aura été l’arrêt automatique des trains. Impossible de rentrer si on habite loin, les taxis sont pris d’assaut, sans parler du coût exorbitant pour traverser la ville. Alors le réflexe des gens en voyant qu’ils vont rester bloqués pour la nuit est bien sûr d’aller acheter à manger et à boire. Et comme ils le font tous en même temps, les commerces sont rapidement vides. Encore une nouvelle qui va enflammer la presse qui pourra parler de fin du monde…

Mais à ce stade, la situation est beaucoup moins grave à Tokyo qu’elle ne peut l’être à Paris un jour de grève générale en octobre. Vraiment.

Earthquake aftermath in Tokyo - 3/3

Et puis pendant le weekend il y a eu cette histoire de centrale, et là nous autres Français avons commencé à nous inquiéter vraiment. La centrale est en bord de mer, vient de subir un tremblement de terre historique suivi d’un tsunami lui aussi historique. Tout à coup les 250km qui suffisaient largement à atténuer le séisme paraissent bien insuffisants en cas de catastrophe nucléaire. L’accident en Ukraine avait eu des conséquences sur plusieurs milliers de kilomètres dans la direction du vent !

La presse française est à nouveau hystérique et ne tarde pas à parler de nouveau Tchernobyl. Les anti-nucléaires se déchaînent, les politiques commencent à récupérer l’évènement pour leurs petits projets électoraux personnels, et tout cela fait un brouhaha au milieu duquel nous ne savons plus quoi écouter. Les informations au Japon au contraire sont très rassurantes et minimisent l’incident. Seulement la dernière fois qu’il y a eu un incident nucléaire, la compagnie qui gérait la centrale avait menti en niant un rejet radioactif dans l’atmosphère.

Devant le manque d’information fiable ou claire, mon réflexe a été d’une part de me dire que la voix de la sagesse viendrait de l’Ambassade de France dont je suivrais ses recommandations, et d’autre part de contacter un spécialiste en nucléaire de mes relations pour lui demander une explication.

L’explication n’a pas tardé à venir, de lui comme d’autres spécialistes. Tout d’abord un nouveau Tchernobyl n’est tout simplement pas possible, ce que la presse française s’accordera également à dire le lendemain. Les réacteurs se sont arrêtés automatiquement avec le tremblement de terre et le problème à l’heure actuelle est leur refroidissement, alors que l’accident de la centrale de Tchernobyl avait pour origine un emballement incontrôlé de la réaction. De plus elle ne disposait pas d’enceinte de confinement et quand les choses ont mal tourné le cœur s’est retrouvé à l’air libre. La centrale dont il est question ici dispose d’une telle enceinte et donc même si le refroidissement échoue, le cœur restera confiné.

Entre temps il y a eu cette explosion, dont les images sont très impressionnantes. La presse part en délire et on peut même lire qu’il y a eu une explosion nucléaire ! Excédé, j’ai rédigé une lettre ouverte à l’attention d’un journal d’information à grande visibilité à ce sujet, en expliquant à quel point annoncer ce genre de nouvelle complètement erronée était grave. Cela rend la situation très difficile pour nous autres ressortissants étrangers, pour qui s’informer afin de savoir quelle attitude adopter pour notre propre sécurité est difficile. De plus à chaque annonce de fin du monde on reçoit nombre de mails de proches extrêmement inquiets, et certains reçoivent des appels de leur famille en pleurs.

L’ambassade quant à elle est passée de l’absence de recommandation pour Tokyo le lundi matin, à la recommandation lundi soir de quitter la région si l’on n’a pas de raison de rester, à la recommandation mardi matin de quitter la région si l’on n’a pas de raison essentielle de rester.

Malgré tout quitter la région de Tokyo ne semble pas nécessaire. C’est la conclusion à laquelle j’arrive désormais très rassuré par l’analyse de la situation par ces spécialistes en qui j’accorde une confiance incomparablement plus élevée qu’à des journalistes parfaitement illettrés en matière de nucléaire, quand ils ne forment pas tout simplement une fange en quête de sensationnalisme. De plus le décalage entre leur couverture du séisme et ce dont j’ai été témoin n’aide pas à leur accorder le moindre crédit.

Malheureusement les nouvelles évoluent très vite. Hier une deuxième explosion avait lieu, et ce matin j’apprends qu’il y en a eu une autre pendant la nuit. Ou alors s’agit-il de la même ? La presse n’est pas claire sur l’heure : s’agit-il de l’heure de Tokyo ou de Paris ? Y a-t-il eu deux ou trois explosions ? On peut lire que l’enceinte aurait été endomagée, on peut lire un démenti. On peut lire que le vent a tourné et qu’une radioactivité a été détectée dans une préfecture à 100km à peine au nord de Tokyo, mais on ne sait pas à quelle heure. On peut lire que cette radioactivité ne présente pas de danger, mais je ne connais pas les ordres de grandeurs. Là encore analyser la presse prend trop de temps et ne peux pas me faire une opinion.

Prenons le pire cas : l’explosion a eu lieu cette nuit et a effectivement endommagé l’enceinte, et le vent est dirigé vers le sud. Tokyo serait alors touchée en quelques heures seulement. La décision est donc prise : je prends le premier train pour Nagoya, et je réfléchirai sur place, chez mes amis que je vais d’ailleurs retrouver avec un grand plaisir.

Si je m’en tiens aux articles techniques détaillés, il n’y a absolument aucun risque, et une radio du thorax ferait plus de dommages. Mais je ne sais pas comment a évolué la situation et ces articles n’envisageaient pas une brèche de l’enceinte de confinement. Très honnêtement je ne pense pas qu’il y ait de drame, et il n’y aura certainement pas d’hiver nucléaire comme on a pu le lire. Mais le risque même infime me semble désormais trop élevé.

Mise à jour : j’ai rédigé cet article ce matin à Tokyo et sur le trajet vers Nagoya. Après avoir longuement discuté avec le même spécialiste, il apparaît que l’ensemble des hypothèses sur lesquelles reposaient ces analyses ont volé en éclats, et que la situation est maintenant complètement incertaine. En effet, le refroidissement qui passait pour acquis est à nouveau problématique, et tant que ce problème subsiste tout est possible, y compris le pire. J’ai bien fait de m’éloigner.

En conclusion la catastrophe, ça aura aussi été la presse francophone. À l’heure où la presse s’inquiète de son avenir et où la France est pointée du doigt au sujet de sa liberté de la presse en recul, pour ma part je remarque surtout que dans son ensemble la presse d’information a atteint un niveau de qualité dramatiquement bas, au point d’avoir été un problème, j’insiste, pour notre sécurité. Puissent les journalistes faire preuve de plus de sens critique et avoir la modestie de faire appel à des experts pour analyser des situations qui les dépassent.

Enfin ma situation est tout de même restée relativement enviable jusqu’à présent, aussi ma sympathie va aux victimes, rescapées ou disparues, et aux équipes de la centrale qui font face depuis quelques jours à une situation extrême, tandis que mes sincères remerciements vont à la personne qui se reconnaîtra d’avoir eu l’amabilité de m’éclairer et de m’indiquer des sources d’informations fiables au milieu de cette crise.